Actualités et Presse

Filets sociaux en Mauritanie : briser la chaîne de la pauvreté intergénérationnelle

Le développement de la sécurité sociale est au cœur de l’agenda international. La Mauritanie ne fait pas exception. Dans ce pays, près de 30% de la population vit sous le seuil de pauvreté national. Pour y faire face, les autorités mauritaniennes ont lancé un projet de lutte contre la pauvreté, nommé « Tekavoul », mis en œuvre dans les régions où la pauvreté est la plus marquée. Cette initiative mauritanienne bénéficie de l’appui de plusieurs membres de l’Alliance Sahel.

Pour en parler, le coordonnateur national de cette initiative, Moulaye El Hacen Zeidane Abd El Maleck, s’est prêté au jeu de l’interview pour l’Alliance Sahel. Il revient sur les fondamentaux de la création et du fonctionnement du programme Tekavoul.

Le coordonnateur national de Tekavoul

« Les autorités souhaitaient bénéficier d’un outil de ciblage efficient qui leur permettrait d’éviter un saupoudrage des ressources financières et matérielles. Les profils de pauvreté ont été déterminés par des enquêtes permanentes sur les conditions de vie des ménages qui sont réalisées tous les 4 ans par l’Office National des Statistiques. Un registre social a été créé sur base d’un ciblage communautaire : c’est la communauté elle-même qui détermine qui sont les plus vulnérables, selon des quotas et des critères préétablis.

Dans les milieux urbains, l’approche consiste en un recensement général de toute la population. Actuellement, ce registre social comprend plus de 200.000 ménages, ce qui représente le tiers de la population mauritanienne et la couverture du territoire est totale.

Séances de cash transfert

Nous avons commencé à travers la collaboration avec la Banque Mondiale et les partenaires à cibler 35.000 ménages. Le transfert monétaire a été déterminé en fonction du panier de la ménagère. Nous avons décidé d’un montant qui ne rende pas les gens oisifs et dépendants et qui améliore leurs conditions de vie : 1.500 MRU (37 euros). Ce montant est transféré de manière trimestrielle aux ménages.

Le Gouvernement mauritanien a décidé la mise à l’échelle nationale du programme Tekavoul. L’expansion aussi bien horizontale que verticale en portant le nombre de bénéficiaires à 100 000 ménages. Le Gouvernement a aussi décidé d’augmenter le montant du transfert monétaire trimestriel par ménage de 1 500 à 2 200 en 2021, puis 2 900 en 2023 et pour atteindre 3 600 MRU (88 Euros) en 2024.

Séances de cash transfert
Achat de produits alimentaires de base

Pour faire parvenir les montants aux familles bénéficiaires, nous travaillons avec des opérateurs de paiement locaux qui sont accompagnés par des équipes d’animateurs de notre programme. Nous sommes tenus d’amener le cash transfert aux citoyens dans un rayon de moins de 5 km de chez eux, quelle que soit la position géographique du ménage. Pour cela, nous avons un cahier des charges avec un opérateur de paiement sélectionné en toute transparence.

Plus de 90 % des récipiendaires du programme sont des femmes. Nous souhaitons que le montant soit perçu par la personne qui s’occupe le plus de l’éducation des enfants. »

Les bénéficiaires de la protection sociale de Tekavoul sont souvent des femmes cheffes de ménage qui doivent gérer seules le bien-être et l’éducation de fratries entières.

Objectif : briser la chaîne de la pauvreté intergénérationnelle

« Les critères pour être bénéficiaire sont justes, équitables et transparents. Les citoyens sentent qu’il y a une transparence et une justice, en plus de l’assistance qui amoindrit leurs souffrances et leurs difficultés quotidiennes.

Lors de chaque transfert d’argent au sein des communautés, les bénéficiaires sont invités à des séances de promotion sociale. Ce sont ces séances qui permettent un changement de mentalité et d’habitudes. Elles constituent la seule conditionnalité du cash transfert : les bénéficiaires doivent y participer pour recevoir leur transfert trimestriel.

Lors des séances de promotion sociale, nous proposons plusieurs thématiques aux bénéficiaires : allaitement, nutrition, visites médicales, hygiène, assainissement, développement et droits des enfants tout ce qui a trait au quotidien des personnes et peut améliorer leurs pratiques pour impacter positivement leur vie.

Séances de sensibilisation

L’État a remarqué que le programme des filets sociaux impactait positivement l’économie locale et le comportement des bénéficiaires. Aujourd’hui, l’État prend en charge sur son budget 73% du cash transfert de Tekavoul.

Parallèlement au cash transfert, les bénéficiaires jouissent d’une assurance maladie généralisée 100% gratuite. Plus de 600.000 individus sont pris en charge par l’État dans ce cadre.

Par ailleurs, en période de soudure ou de chocs exogènes, l’État soutient les populations affectées à travers la composante El Maouna. Lors de la pandémie de Covid 19, plus de 210.000 ménages ont été assistés. L’année dernière, 3.000 ménages affectés par les inondations ont reçu une assistance à Nouakchott et plus de 500 dans la wilaya de Inchiri entre autres. »

Suivi à domicile des acquis des séances de sensibilisation

Hodh Charqui : les réfugiés également bénéficiaires de Tekavoul

« Lorsque l’État a vu les résultats positifs, il a décidé de soutenir les interventions dans la wilaya du Hodh Charqui, qui n’était pas dans le champ de couverture du projet initial. Cette région accueille de nombreux réfugiés du Mali. Une fenêtre “réfugiés” a été prévue dans les financements du projet et est notamment soutenue par des membres de l’Alliance Sahel.

Les réfugiés sont recensés par le registre social en collaboration avec le HCR et sont enrôlés dans la base de données. »

Témoignage de Fatma Walet Elmehdi, réfugiée au camp de Mbera

« Je vis au camp de Mbera avec mes deux filles et ma petite fille. La vie est très difficile ici, les produits de première nécessité sont chers, mais j’essaie de m’organiser pour subvenir aux besoins de la famille. À travers les séances de sensibilisation, j’ai compris que les lentilles sont riches en vitamines et peuvent remplacer la viande, le lait… Nous sommes un peuple nomade habitué à consommer la viande et les produits laitiers, nous ne connaissions pas toutes les céréales et légumineuses.

À chaque réception du cash, la première chose que j’achète est le savon, car j’ai compris que dans un milieu comme le camp de Mbera, favorable à la prolifération des microbes et à la contamination par les maladies, l’hygiène est très importante. »

Témoignage d’Abdoul Aziz Ag Mohamed El Ansari, Président de la Coordination des jeunes du camp de Mbera

« L’intérêt des séances de sensibilisation est capital. Tekavoul invite les gens à un changement de comportement, à être plus productifs. Les séances facilitent la chaîne de communication entre Tekavoul et les bénéficiaires et l’utilisation rationnelle de l’assistance. Le programme s’imprègne de certaines informations liées aux ménages pour connaître réellement leurs besoins et les prioriser.

Tekavoul attire l’attention des autres partenaires s’il y a lieu de faire des suivis ou de réaliser une nouvelle cartographie de la vulnérabilité des ménages. C’est à la fois une sensibilisation, un changement de comportement, et aussi un suivi des ménages les plus vulnérables.

Ce projet a eu un apport considérable dans la vie économique des familles ici au camp de Mbera. Le transfert monétaire apporte un changement dans plusieurs domaines: l’alimentation des ménages, l’hygiène de la famille, les habits des enfants. Il y a même des familles qui utilisent cet argent pour faire des tontines et former un petit groupement d’intérêts économiques. Entre les mamans, elles essaient d’épargner un petit montant et ce montant sert de capital à l’association communautaire. »

Témoignage d’Aiché Mint Baaba, bénéficiaire du projet Tekavoul à Nema

« J’ai neuf enfants à ma charge et je suis sans emploi. J’ai accueilli des personnes que je connaissais au Mali et qui ont fui à cause de la guerre. Ils sont venus habiter ici avec moi. Je partage la nourriture, nous mangeons ensemble. Parfois, je leur donne du pain sec, ils le pilent et le donnent à leurs enfants pour manger. Mes enfants vendent de la menthe, afin de ramener un peu d’argent à la maison. Avec les quelques sous gagnés, j’achète du haricot, du riz, des légumes…

Tekavoul a amélioré notre situation. Notre alimentation est meilleure et désormais, je peux acheter à crédit chez le boutiquier et dès que je reçois l’argent, je rembourse mes dettes. »

Témoignage de Mariama Moussa, présidente du quartier Adala 3, Nema

« Le projet est arrivé dans notre quartier et aide les bénéficiaires qui vivaient sous le seuil de pauvreté. Ces femmes sont souvent cheffes de foyer, parfois avec la charge d’orphelins ou d’enfants vivant avec un handicap. Avec les aides que leur donne le projet, leurs conditions de vie se sont améliorées et nous voulons que cela continue. Le cash transfert les aide à régler leurs créances. Elles ont de l’espoir maintenant, elles n’avaient aucun revenu auparavant. Aujourd’hui, leur alimentation a changé. Elles peuvent acheter du haricot, de la viande et mangent plus sainement.

En tant que cheffe de quartier, je fais partie de ceux qui ont participé aux réunions depuis le début de l’enregistrement Tekavoul. Personnellement, je ne suis pas bénéficiaire, mais c’est un plaisir de voir mes voisins et des gens vulnérables bénéficier de ce programme.

Je souhaite que Tekavoul puisse augmenter le nombre de ses bénéficiaires. Il y a des personnes dans le besoin avec des maladies chroniques et nous sommes très loin de la ville. Nous devons louer des voitures coûteuses pour évacuer les patients. L’ambulance exige beaucoup de démarches pour évacuer un malade et quelqu’un qui est dans l’urgence ne peut attendre… Il est important de donner une opportunité aux plus vulnérables de se soigner, vu qu’ils n’ont pas les moyens d’être évacués.

Je souhaiterais que Tekavoul augmente le montant des cash transferts ou soutienne la création de projets pour les femmes. Elles veulent entreprendre, elles sont prêtes à travailler. »

L’engagement des membres de l’Alliance Sahel pour la protection sociale adaptative

Un système de protection sociale adaptatif permet de surmonter les chocs immédiats et d’acheminer les fonds vers les personnes touchées par les chocs en temps voulu. Un tel système permet également de mieux se préparer aux chocs futurs. Lors de leur 4ème Assemblée Générale, les membres de l’Alliance ont convenu d’accroitre leur engagement collectif sur trois priorités stratégiques.

Parmi ces priorités, la résilience aux chocs, notamment à travers l’appui aux dispositifs de protection sociale adaptative. L’engagement des membres de l’Alliance Sahel dans le contexte du Programme de protection sociale adaptative pour le Sahel (SASPP) a constitué une sorte de laboratoire pour les systèmes de protection sociale adaptative. Les pays du Sahel sont des pionniers dans le développement de systèmes de protection sociale adaptatifs, même s’il reste encore beaucoup à faire en termes de couverture, de financement ou de numérisation.

Photos: Aude Rossignol/Alliance Sahel


Aller plus loin

Partager :